PRÉFACE
L’œuvre de Malek Bennabi fait l’objet d’une analyse exigeante, actualisée par Ali Boukebous dans ce tome 2, prolongeant ainsi la publication du tome précédent paru chez le même éditeur, toujours avec la forte ambition de perpétuer tout ou partie de l’héritage intellectuel bennabien.
L’auteur expose le système d’analyse de Malek Bennabi en une théorie de la connaissance du monde arabo-musulman postcolonial où se mêlent indiscutablement une vision de la souffrance politique et socioculturelle des sociétés à majorité musulmane, et une réelle détermination à vouloir combler un lourd retard sur les pays à civilisation technologique avancée.
Aussi, nous croyons devoir ajouter que peu d’ouvrages ou peu de thèses universitaires, non schématiques ou non apologétiques, ont analysé avec profondeur le cheminement de la pensée économique de Malek Bennabi à travers les effets dévastateurs du rôle de l’argent, de la loi de la valeur mondialisée et ce indépendamment des représentations historiquement équitables ou non des hauts et des bas de la culture en terre d’Islam.
Dans ces deux tomes, Ali Boukebous a cherché les preuves justifiant une pensée bennabienne exigeante, condamnant les stratégies de développement par endettement ou par financement extérieur. Nous y découvrons une pensée rationnelle intimement associée à toute l’existence de Malek Bennabi et au mouvement des sociétés à majorité arabo-berbéro-musulmanes entre les moments précolonial et colonial d’une part, et l’ère postcoloniale d’autre part Aujourd’hui, ces mêmes sociétés sont en transition vers une nouvelle étape de développement dans une économie désormais mondialisée, globalisée et informationnelle en voie de numérisation totale.
En analysant la synthèse HST et la conception de l’économie circulaire dans les écrits de Malek Bennabi, l’auteur a su nous convaincre que ce dernier est un des grands précurseurs de la croissance verte, de l’éco-industrie, de l’alimentation saine grâce une agriculture vivrière fondée sur des éco-procédés impactant très faiblement l’environnement. En abordant certaines thématiques portant sur le principe d’efficacité en économie, sur la relation anthologique entre le droit et le devoir, les conditions d’une réelle dynamique sociale impliquant tous les citoyens, le MA-MB nous paraît vouloir célébrer une conception morale de l’économie politique en faveur de la préservation des ressources naturelles et en faveur d’un système de production et de consommation sans gaspillage de richesses.
Face à ce que Ali Boukebous définit comme Modèle infini ou Modèle systémique radical, deux modèles linéaires de développement toujours dominants, le MA-MB inscrit sa spécificité dans les caractéristiques qui le définissent et dans ses objectifs essentiels touchant au travail vivant, à l’extraction des matières premières, à la fabrication des produits d’usage courant, à la consommation et à la nécessité de ne pas consommer plus que ce que l’on est capable de produire. En ce sens, le MA-MB dans les démonstrations de Ali Boukebous est un modèle d’analyse intermédiaire impliquant des pratiques citoyennes ancrées dans une vision du développement économique et humain répondant prioritairement au principe bennabien selon lequel tous les bras doivent travailler et toutes les bouches doivent être nourries. Rationnellement appliqué, sans considération idéologique et sans blocage bureaucratique, il est plus d’ordre pragmatique que théorique, proche, mais non-assimilable, au Modèle théorique, dit d’équilibre général calculable.
Les éléments conceptuels caractérisant le MA-MB, autrement dit le concept de développement durable associé à celui de l’esprit colonisable, au concept de procrastination, à la critique du choséisme, à la non-distinction entre micro et macro économie dans la mesure où les conséquences économiques et sociales de l’image que l’on donne ou que l’on a de soi-même, et celle que l’on projette à travers son comportement culturel, constituent autant de catégories d’analyse que Malek Bennabi avait explicitement ou implicitement forgés dans les années 1950. Celles-ci participent, mutatis-mutandis, du MEGC. Ali Boukebous a su nous rappeler cela en actualisant et contextualisant à la fois la conception économique de ce dernier, nous l’avions dit, ainsi que la réalité de la menace écosystémique traitée dans son œuvre, et ce, tout en soulevant la problématique des contraintes technologiques et financières imposées par les firmes transnationales aux pays issus de l’ère coloniale ou à très faibles revenus.
Loin de partager tout pessimisme sur le devenir du monde arabo-musulman, les analyses présentées dans le tome 1 et le tome 2 sont empreintes d’un optimisme dialectique sur le développement de régions où le rôle du progrès, au sens le plus large du terme, et l’Islam en tant que religion et culture, n’en font qu’un, et ce au-delà également, de beaucoup d’analyses superficiellement entretenues pour faire croire le contraire ou pour réduire abusivement l’une à l’autre. En ce sens, la proposition de formation d’un axe TAR (Tunis-Alger-Rabat) n’est ni une illusion, ni injustifiable dans l’analyse que nous lisons ici. Ainsi, l’hypothèse d’un tel axe constitue un principe directeur tout puissant dans l’ouvrage que l’auteur présente à ses lecteurs. C’est en ce sens également, et dans ce moment de transition historique du m-a-m que s’inscrit cette hypothèse enracinée dans la spiritualité même et dans l’œuvre de Malek Bennabi à l’ère du big bang des compétences collectives et individuelles, plus que jamais requises pour réussir un vrai développement économique et humain, respectueux des lois de l’environnement et de la Nature. Elle reste aussi une proposition à appréhender au-delà de la diversité des opinions, souvent contradictoires ou d’ordre purement métaphysique quant à la perception de cette œuvre.
Pour l’auteur, l’Axe TAR doit être appréhendé comme une construction sous régionale par étapes successives, dans un espace vivant regroupant les sociétés civiles et les acteurs locaux les plus entreprenant au sein même du Mc unis par d’intenses potentialités et complémentarités historiques, religieuses et culturelles (artisans, petites entreprises, agriculteurs, commerçants, enseignants, militants associatifs ou syndicaux, etc.) y compris sa composante diasporique, et ce afin de promouvoir de nouvelles et réelles initiatives, fortes, solidaires et productives à impacts concrets dans tous les domaines sur le quotidien des populations. Pour Ali Boukebous cela implique nécessairement des créations de nouvelles structures de type coopératif ou trans-associatif fonctionnant en synergie avec des objectifs fondés sur des micro-planifications de type socioéconomique, technologique ou scientifique, et ce en attendant que l’UMA devienne une véritable institution et force d’intégration sous régionale. Ce dernier, loin de toute considération politique ou diplomatique, il s’agit, dans un premier temps, de réunir des acteurs potentiels pour débattre du sens et de la portée de cette hypothèse, pour identifier les forces et les faiblesses multisectorielles du Mc actuel à l’instar des membres de l’institut Amadeus (ce think tank marocain fondé en 2008 par Brahim Fassi Fihri) et mettre en place ces synergies exploitables à moindres frais.
L’hypothèse TAR s’inscrit dans une conception de l’intérêt général porté par un vivier d’innovateurs, par des propositions concrètes constamment évaluées par une structure collective au sein de laquelle ses membres partageant les mêmes ambitions donneront un réel contenu allégé de toute lourdeur bureaucratique.
Ali Boukebous a cité quelques écosystèmes artisanaux, industriels et agricoles initiés par de simples citoyens maghrébins. Ne faut-il pas transformer ces écosystèmes nationaux ou
régionaux en de véritables pôles opérationnels répartis entre les trois pays de l’axe TAR et intéressant les pouvoirs publics ?
Une telle coopération, franche, solidaire et citoyenne ouverte en partenariats directs avec les petites ou moyennes structures artisanales des trois pays devrait avoir immanquablement son impact sur l’emploi et le PIB sous-régional, tout en participant, à l’heure de l’IA et du numérique, à la création d’un véritable made in MC. En tout état de cause, nous considérons l’axe TAR comme hypothèse à encourager. Faciliter les échanges d’idées, d’informations, ainsi que les compétences, et le savoir-faire, notamment celui de la jeunesse innovante en formation telle celle identifiée par le Tome 2, est une priorité. Agir plus librement et plus facilement dans des domaines d’intérêt mutuel, sans interférer dans ceux relevant des liens et des accords entre gouvernements, est aussi une priorité dans la formulation de cette hypothèse. À l’appui de celle-ci, Ali Boukebous cite, dans ces deux Tomes, quelques réussites écosystémiques d’ordre artisanal, industriel et agricole initiées par de simples citoyens maghrébins.
Ce dernier a déjà analysé et mis dans une nouvelle perspective l’œuvre et la vie de Malek Bennabi dans un de ses précédents ouvrages. Les deux tomes qu’il lui consacre à présent sont à rapprocher de Malek Bennabi : un spirituel contemporain, ouvrage d’une autre tonalité1, dans lequel apparaît la juste dimension morale d’un grand penseur laïc, scientifique (ingénieur de formation), nourri et drapé d’une double culture arabo-musulmane et occidentale. Cette perspective est présentée comme une réalité inscrite dans une conception économique inspirée de cette double culture, pour peu que cette conception ne soit pas réduite à un économisme académique au sens orthodoxe du terme, et n’effaçant pas le socle des valeurs morales communes à l’humanité. Cette réalité est constitutive de l’œuvre de ce grand penseur où se conjuguent les impératifs de la dignité humaine, de la liberté, de l’égalité, de la solidarité entre les peuples et les nations, l’esprit de justice, la tolérance et l’absence de toute forme de discrimination religieuse ou sociale. C’est en ce sens que le MA-MB nous semble refléter l’esprit critique et pédagogique que nous reconnaissons chez Ali Boukebous pour permettre à ses lecteurs d’adopter un mode de lecture réfléchi, les invitant dans toute la mesure du possible, à l’exercice de la pratique citoyenne et à la responsabilité individuelle et collective.
En inscrivant ce socle de valeurs dans un modèle d’analyse, Ali Boukebous donne à ses lecteurs un référentiel aussi bien théorique que pratique sur des sujets fondamentaux, tout en y révélant la force et la pertinence d’une œuvre à caractère sociologique, historique, scientifique et philosophique, restant pour toute notre génération, l’expression d’un refus catégorique de l’aliénation de l’humain dans le monde des choses, de l’argent notamment.
Ayant mobilisé une riche documentation et suffisamment d’outils conceptuels et théoriques pour rendre compte de cette œuvre et des turbulences qui agitent dans tous les sens la perception du réel rendant ainsi assez complexe la compréhension de l’origine et la cause principale des faiblesses des sociétés arabo-berbéro-musulmanes, Ali Boukebous considère à juste titre que certains paramètres d’ordre socioculturel et macroéconomique sont indissociables de multiples et lourdes erreurs. Celles-ci sont toutes liées, ou presque, à de mauvaises stratégies de développement économique et humain dans ce type de sociétés enfermées, depuis des décennies, dans un niveau de complexité géopolitique tendant à en faire aujourd’hui un espace aussi imprévisible que dangereux …
Certes, ces deux Tomes ne prétendent pas à l’exhaustivité dans l’analyse de problématiques relevant de divers champs des sciences sociales. Ils vont au plus actuel et plus significatif, et nous espérons qu’ils contribueront à enrichir le débat actuel sur l’origine et les causes des difficultés que ces sociétés affrontent dans un contexte de globalisation des relations
internationales fragilisées par ce niveau de complexité dangereuses pour la stabilité du monde.
Nous laissons au lecteur la liberté de choisir ses propres mots pour apprécier ou non, la rigueur du modèle d’analyse présenté par Ali Boukebous dans ses deux Tomes consacrés à un éminent intellectuel musulman contemporain, loin certes, de faire consensus parmi ses compatriotes et ceux d’ailleurs, mais néanmoins inclassable et hors du commun.
Ouvrage disponible en librairie courant décembre 2018.